Il est dans l'univers deux puissances fatales
Qui toute notre vie nous tiennent dans leur main,
Depuis notre berceau jusqu'à l'heure létale :
L'une est la Mort, l'autre est le Jugement humain.
Tous deux également ils sont impitoyables,
Contre tous les deux il n'est pas de recours.
Nul ne peut protester, leur verdict redoutable
Ferme la bouche aux plaignants pour toujours.
Mais la mort ne connait aucune clientèle,
Rien ne saurait la toucher, l'ébranler.
Que vous soyez soumis, que vous soyez rebelle,
Sa grande faux est là pour tout égaliser.
Le monde, lui, n'est pas un tel juge équanime :
Il ne tolère pas qu'on conteste sa loi.
Il ne fauche pas tout, il choisit ses victimes
Dans les plus beaux épis : c'est d'eux qu'il fait ses proies.
Malheur à celle donc qui, remplie de jeunesse,
Et de force, et d'orgueil, ose se rebeller,
A celle dont les yeux sont pleins de hardiesse,
Et qui vient le braver dans un défi altier.
Lorsqu'elle ira, résolue et tranquille,
Par sa beauté encor plus enhardie,
Clamer ses droits, et dans toute la ville
De son plein gré braver la calomnie,
Alors, malheur ! Car plus elle est sincère,
Plus écrasant sera le jugement.
Le monde est inhumain ; jamais il ne tolère
Qu'on soit humain ouvertement !
Poème extrait p. 90 du recueil Poésies, traduites du russe par Paul Garde, aux Editions L'âge de l'homme(1987), dans la collection Classiques slaves.