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5 août 2015 3 05 /08 /août /2015 09:17

Fragments d'un journal d'enfer

 

Non, tous les arrachements corporels, toutes les diminutions de l'activité physique et cette gêne qu'il y a à se sentir dépendant dans son corps, et ce corps même chargé de marbre et couché sur un mauvais bois, n'égalent pas la peine qu'il y a à être privé de la science physique et du sens de son équilibre intérieur. Que l'âme fasse défaut à la langue ou la langue à l'esprit, et que cette rupture trace dans les plaines des sens comme un vaste sillon de désespoir et de sang, voilà la grande peine qui mine non l'écorce ou la charpente, mais l'ETOFFE des corps. Il y a à perdre cette étincelle errante et dont on sent QU'ELLE ETAIT un abîme qui gagne avec soi toute l'étendue du monde possible, et le sentiment d'une inutilité telle qu'elle est comme le noeud de la mort. Cette inutilité est comme la couleur morale de cet abîme et de cette intense stupéfaction, et la couleur physique en est le goût d'un sang jaillissant par cascades à travers les ouvertures du cerveau (p. 178-179)

 

Jamais aucune précision ne pourra être donnée par cette âme qui s'étrangle, car le tourment qui la tue, la décharne fibre à fibre, se passe au-dessous de la pensée, au-dessous d'où peut atteindre la langue, puisque c'est la liaison même de ce qui la fait et la tient spirituellement agglomérée, qui se rompt au fur et à mesure que la vie l'appelle à la constance de la clarté. Pas de clarté jamais sur cette passion, sur cette sorte de martyre cyclique et fondamental. Et cependant elle vit mais d'une durée à éclipse où le fuyant se mêle perpétuellement à l'immobile, et le confus à cette langue perçante d'une clarté sans durée. Cette malédiction est d'un haut enseignement pour les profondeurs qu'elle occupe, mais le monde n'en entendra pas la leçon (p. 179)

 

Cette sorte de pas en arrière que fait l'esprit en deça de la  conscience qui le fixe, pour aller chercher l'émotion de la vie. Cette émotion sise hors du point particulier où l'esprit la recherche, et qui émerge avec sa densité riche de formes et d'une fraîche coulée, cette émotion qui rend à l'esprit le son bouleversant de la matière, toute l'âme s'y coule et passe dans son feu ardent. Mais plus que le feu, ce qui ravit l'âme c'est la limpidité, la facilité, le naturel et la glaciale candeur de cette matière trop fraîche et qui souffle le chaud et le froid.

Celui-là sait ce que l'apparition de cette matière signifie et de quel souterrain massacre son éclosion est le prix. Cette matière est l'étalon d'un néant qui s'ignore (p. 180)

 

La vie va se faire, les événements se dérouler, les conflits spirituels se résoudre, et je n'y participerai pas. je n'ai rien à attendre ni du côté physique ni du côté moral. Pour moi c'est la douleur perpétuelle et l'ombre, la nuit de l'âme, et je n'ai pas une voix pour crier (p. 180)

 

Commerce, Cahiers VII, printemps 1926.

Extrait de Antonin Artaud - Oeuvres - 2004 - Editions Quarto Gallimard

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